Une course à la surenchère immobilière en banlieue
18 mai 2022Il est difficile de croire qu’il y a à peine cinq ans, la surenchère ne touchait que 8 % des transactions immobilières au Québec, alors que, cette année, c’est le cas de plus de la moitié d’entre elles. La pandémie, jumelée à la rareté des propriétés sur le marché, a exacerbé la concurrence entre les acheteurs potentiels, forçant les désireux à revoir leur budget et miser toujours plus haut.
« Avant, on avait un grand terrain, des balançoires dans un arbre, une maisonnette où mon garçon de trois ans pouvait jouer. Mais en ce moment, ma cour, c’est un parking. Il n’y a même pas de gazon. »
Depuis l’été 2020, Maxime Grenier est passé de propriétaire de sa maison de rêve, à Saint-Eustache, à locataire d’un six et demie. Économe toute sa vie, il a acheté sa première propriété à 24 ans. « Je faisais tout ce que [le comptable] Pierre-Yves McSween nous conseille de faire », dit-il en riant.
C’était une unifamiliale de cinq chambres, avec un grand sous-sol et un terrain de 6000 pieds carrés, entouré de haies de cèdres. Elle a été témoin de la naissance du fils de Maxime, en 2018, ainsi que de ses deux séparations… et c’est la dernière, à l’été 2020, qui l’a forcé à vendre.
« J’aurais aimé racheter la partie de mon ex-copine, mais on venait de faire des gros travaux et de refinancer la maison, donc je n’en avais plus les moyens. Je me disais : je vais aller en appartement un an ou deux, le temps de me réorienter, puis je vais me racheter autre chose. »
Aujourd’hui, avec ses actions en Bourse qui ont chuté et la valeur des maisons qui continue de monter de façon fulgurante, il ne voit pas le jour où il aura de nouveau les moyens de se payer sa grande cour verte. « J’ai l’impression d’avoir reculé de dix ans à devoir rester en appartement. »
« Tout le monde se dépêche »
En deux ans, une technique auparavant peu répandue est devenue la norme dans la grande région de Montréal : afficher une propriété à vendre en début de semaine, faire des visites pendant la fin de semaine suivante, puis accepter des offres jusqu’au lundi ou au mardi. Plus le cycle de vente se resserre, plus on favorise la surenchère.
« Les prix sont affichés plus bas pour attirer des gens rapidement aux visites, selon Mathieu Lagarde, président chez Christine Gauthier Immobilier. Cette stratégie crée une espèce de panique, les potentiels acheteurs se disent : “elle n’est pas chère cette maison-là, je vais me dépêcher”. Mais tout le monde se dépêche, et les prix grimpent. »
Pour preuve, le prix moyen des propriétés existantes a frôlé 500 000 $ au Québec lors du premier trimestre de 2022, un sommet historique. Cette hausse de prix, estimée à plus de 15 % annuellement, est constante depuis plus d’un an « après avoir dépassé les 20 % lors des premiers trimestres qui ont suivi le début de la pandémie », selon Desjardins.
Le courtier immobilier a examiné les statistiques de ventes des derniers mois dans l’arrondissement d’Ahuntsic, à Montréal, où son agence est la plus présente. Selon lui, les propriétés qui se vendent avec de fortes surenchères sont souvent affichées bien en deçà de leur valeur. « La surenchère n’est pas faite que sous le coup de l’émotion, le prix offert par les vendeurs est souvent très près de la valeur réelle du produit. » Il juge toutefois que les prix payés dans d’autres marchés vont bien au-delà de la valeur des produits achetés, ce qui devrait forcer une correction de prix au cours des prochaines années.
Pourtant, selon l’Organisme d’autoréglementation du courtage immobilier du Québec (OACIQ), « un prix nettement inférieur à la valeur marchande et aux comparables utilisés, et ce, dans le but de créer une surenchère, n’est pas permis ».
La maison de Maxime Grenier, à Saint-Eustache, a été affichée à 299 000 $ en 2020, sur recommandation du courtier, qui évaluait sa valeur à environ 330 000 $. Le vendeur était mal à l’aise à l’idée d’en baisser le prix d’affichage, mais son courtier a insisté : c’est ainsi qu’on atteint le prix désiré, dorénavant. Il a finalement obtenu 5000 $ de moins que ce qu’il espérait, la preuve selon lui que cette stratégie ne fonctionne pas.
Un effet pervers sur les attentes
Après de nombreuses offres d’achat perdues, plusieurs acheteurs proposent dès le départ un montant de 5 %, 10 %, voire 15 % au-dessus du prix affiché pour s’assurer d’être dans la course, constate Charles Brant, directeur du service de l’analyse du marché à l’Association professionnelle des courtiers immobiliers du Québec (APCIQ). « C’est quelque chose qu’on n’a jamais vu avant, et ça se justifie parce qu’on se dit : il n’y a pas assez d’offre par rapport à la demande, donc les prix vont continuer d’augmenter. »
Cette nouvelle façon de faire a d’ailleurs un effet pervers du côté des vendeurs, estime Mathieu Lagarde : ils s’attendent à recevoir des offres multiples et, quand ce n’est pas le cas, ils pensent qu’ils n’ont pas obtenu le bon prix. Pourtant, les propriétés vendues par Christine Gauthier Immobilier ne reçoivent en moyenne que trois offres, selon l’agent.
La surchauffe empêche d’ailleurs beaucoup de propriétaires d’aller de l’avant avec la vente de leur maison parce que « le vendeur d’aujourd’hui, c’est l’acheteur de demain », rappelle Mathieu Lagarde. Un problème auquel Inessa Toussaint a fait face lorsqu’elle a vendu sa maison, il y a un an, avant d’avoir elle-même trouvé la perle rare.
« Mon courtier m’a dit que ce n’était pas nécessaire d’acheter d’abord. Je n’avais que trois mois pour trouver, c’était vraiment serré, il y avait de la surenchère partout. J’ai l’impression qu’il a profité de ma naïveté pour toucher sa commission. Il me disait : “On a le temps”. »
La mère de 35 ans cherchait une maison de deux étages, clés en main avec des chambres spacieuses. « Finalement, j’ai jeté tout ça aux poubelles », admet-elle avec regret.
Après neuf offres d’achat perdues et la date de passation au notaire qui avançait, le moral commençait à baisser. Elle a graduellement augmenté son budget jusqu’à offrir 70 000 $ au-dessus du prix affiché — offre qu’elle a malgré tout perdue. C’est pourquoi elle s’est finalement tournée vers une propriété moins bien entretenue, vendue sans surenchère.
« Ce n’était pas ce que je voulais, je trouve que c’est petit, ça prend beaucoup de rénovations et je ne suis pas du tout manuelle ! Mais rendue là, je voulais juste me sortir de ce manège, arrêter de courir de gauche à droite chaque semaine. J’avais besoin de me trouver un toit, et je vais rester ici jusqu’à ce que ma fille finisse son primaire, en espérant que, dans cinq ans, le marché se sera calmé. »
Une offre insuffisante
Contrairement à la croyance populaire, la tendance à la surenchère à Montréal n’est pas aussi forte ce printemps. Ce sont plutôt ses régions voisines qui paient les frais de la tendance à l’exode urbain pandémique.
Le Devoir a obtenu les données Centris de plus de 35 000 transactions immobilières survenues entre le 1er janvier et le 31 mars 2022, ventilées par quartier et par municipalité, qui incluent entre autres les prix affichés et les prix de vente.
Parmi les régions les plus convoitées, on trouve la Rive-Nord — notamment la partie mitoyenne avec Lanaudière, donc Terrebonne et Repentigny —, où on voit des niveaux de surenchères assez importants, selon Charles Brant. « Sur l’île de Montréal, ce sont surtout les extrémités qui sont en surchauffe, comme l’Ouest-de-l’Île, la pointe est, le nord de Montréal. »
« En banlieue de Montréal, ça a vraiment été la folie ces deux dernières années, confirme aussi Mathieu Lagarde. Il y a très peu de propriétés à vendre, donc ce sont des marchés très actifs. »
Selon l’APCIQ, le nombre de ventes résidentielles a diminué de 16 % dans la région métropolitaine de Montréal lors du premier trimestre de 2022 par rapport à la même période en 2021. « L’île de Montréal a connu la diminution la moins importante (-13 %) et la Rive-Nord a subi le repli le plus considérable (-21 %) », écrivent les analystes.
Et c’est là que le bât blesse : l’offre ne suffit plus à la demande. « On sous-construit depuis des années, donc avec le prix des matériaux qui est élevé et les réglementations des villes, il faut trouver des façons d’autoriser de nouvelles constructions et de densifier des secteurs », ajoute le courtier. En ajoutant à cela la rareté de la main-d’œuvre et les marges de profit toujours plus étroites, de plus en plus de développeurs hésitent à se lancer dans de nouveaux projets.
Les hausses du taux directeur — qui affecte directement les taux d’intérêt hypothécaires — et de l’inflation sont ainsi perçues comme la solution naturelle au problème de la surenchère par les experts : le pouvoir d’achat de plusieurs éventuels acheteurs sera amoindri, ce qui réduira la pression sur un marché bouillant.