Le controversé projet Royalmount, au carrefour des autoroutes Décarie et Métropolitaine, est reporté de six mois. Le promoteur, qui demande désormais de l'aide financière aux gouvernements, n'écarte pas des changements en raison de la COVID-19. La crise obligera le secteur immobilier à se repenser, croit notre chroniqueuse Marie-Claude Lortie.
Un report et des points d'interrogation
25 mai 2020EN PAUSE POUR SIX MOIS
Le vaste projet immobilier et commercial Royalmount, au carrefour des autoroutes Décarie et Métropolitaine, est reporté de six mois.
Sera-t-il le même ensuite ? Les promoteurs de cette aventure de 2 milliards de dollars attendent, pour prendre leurs décisions, de voir comment la situation actuelle évolue, vu le confinement, vu le virus, et quelle sera la demande pour l’espace de leur complexe de commerces, de bureaux et de salles de spectacle, qui prévoit aussi 4500 unités résidentielles et plus de 7000 cases de stationnement.
« Actuellement, on veut être agiles et on se prépare à faire face à de multiples scénarios », m’a expliqué Andrew Lutfy, président de Carbonleo, la société qui pilote le projet, en entrevue vendredi. « Ça va de ‘‘aucun changement’’ à des scénarios de réduction de 30 %. On doit être prêts à bouger rapidement. »
« Je dis catégoriquement qu’on va de l’avant, a aussi affirmé M. Lutfy. Est-ce que ce sera exactement le même projet que ce qui était prévu ? Probablement pas. »
Selon lui, la crise va faire disparaître certains acteurs commerciaux et va en faire apparaître d’autres. Seul le temps apportera les réponses aux questions que tous se posent actuellement sur la taille que prendra le Royalmount et qui étaient soulevées vendredi matin par Paul Arcand au 98,5 FM, où on a appris que le projet était sur la glace.
Est-ce que la salle de spectacle de 2800 places est remise en question, vu l’incertitude créée par le virus ? Voilà un « point d’interrogation », répond l’homme d’affaires. Mais la réponse n’a pas à être trouvée à court terme, puisqu’il était prévu, depuis le départ, que sa construction soit lancée 18 mois après celle du centre commercial principal, celui dont la mise en œuvre est remise à dans six mois. Comme pour la tour de bureaux ou la passerelle menant au métro, les échéanciers de construction sont plus courts, explique M. Lutfy. Ce qui prend le plus de temps, c’est le « mall » principal.
Et ce qui doit aussi être fait, en attendant, c’est aller chercher les changements de zonage nécessaires, auprès de la Ville de Mont-Royal, pour incorporer plus de surface résidentielle dans le projet que ce qui était prévu au départ.
La nouvelle mouture présentée au public et aux élus peu de temps avant le début de la crise, qui répondait aux très nombreuses critiques exprimées depuis le début de toute cette saga, le Royalmount 2.0 comme l’appelle Andrew Lutfy, change en effet la répartition des espaces entre le commercial et le résidentiel. Et cela nécessite une approbation municipale qui n’a pas encore été obtenue.
Donc voilà où en est la situation, résume celui qui tient à tout prix à ce que le projet se fasse et n’en démordra pas. « Le monde entier a fait une pause », dit-il. Il est normal que le Royalmount aussi prenne le temps de souffler et de voir où tout ça s’en va.
Voir comment le commerce va évoluer, dans un univers où la vente en ligne est en explosion, certes, admet M. Lutfy, mais où les boutiques phares demeurent cruciales pour établir les marques.
Parce que les marques, croit l’homme d’affaires, demeurent au centre des choix des consommateurs. Selon lui, acheter demeure une façon de se faire plaisir. Et la nature humaine ne changera pas.
La crise, dit-il, a montré l’attachement qu’on a envers les marques solides. Celles qui n’avaient pas réussi à aller chercher l’affection nécessaire pré-virus auront de la difficulté à survivre, croit-il, tandis que celles qui sont restées présentes, rassurantes, satisfaisantes, fiables, amusantes, inspirantes, celles qui font rêver, bref, celles qui auront gardé un capital émotionnel auprès de la clientèle sauront s’imposer. Peut-être plus qu’avant, même.
C’est son calcul, son évaluation. Et ce pourquoi il entend poursuivre l’aventure de ce centre commercial qui veut accueillir des marques internationales dont plusieurs n’ont pas pignon sur rue avec des boutiques de type « salle de montre expérientielle » à Montréal. Il me parle notamment de l’américaine Restoration Hardware ou de Louis Vuitton qui prévoit aussi une immense boutique.
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Andrew Lutfy, donc, se donne du temps pour réaligner le projet si nécessaire. J’ai de la difficulté à croire qu’une réduction substantielle du nombre total de mètres carrés ne sera pas nécessaire.
Tout ce que la crise montre depuis la mi-mars, c’est à quel point notre conception des espaces était ancrée dans une autre époque.
Du télétravail qui va nécessairement provoquer une diminution de l’espace consacré aux bureaux jusqu’à la vente en ligne maintenant passée à la vitesse supérieure, ce qui va nécessairement aussi provoquer une refonte des lieux de vente au détail et d’entreposage des stocks, l’immobilier devra se repenser.
Cela ne veut pas dire que l’idée de construire à l’angle de Décarie et de la Métropolitaine ne soit plus pertinente.
Je suis de ceux qui croient – je suis peut-être la seule, mais peu importe – qu’on peut mieux occuper l’espace en ville et qu’on devrait, par exemple, vendre des droits aériens au-dessus des autoroutes urbaines en tranchée, comme Décarie, pour développer des secteurs résidentiels en ville. C’est faisable techniquement.
Imaginez si le Royalmount s’alignait ainsi.
Andrew Lutfy m’a dit en entrevue que jamais il n’aurait choisi de vivre ce qu’on est en train de vivre, mais que la crise aura du bon. Comme un grand coup de pied pour nous obliger à nous redresser, à bouger, à changer notre fusil d’épaule.
S’il y a eu Royalmount 2.0, il peut y avoir Royalmount 3.0, encore plus proche de ce dont Montréal a besoin, avec de la mixité économique, des espaces aux fonctions différentes, mais intégrées dans des modèles inédits.
Le virus nous oblige à repenser toute l’organisation de notre quotidien.
Imaginez si on avait à Montréal un complexe commercial et résidentiel et de milieux de travail offrant des solutions novatrices directement inspirées par les exigences sanitaires de notre avenir. Imaginez si, à la suite de la prise de conscience provoquée par le coronavirus, on développait autrement sur le plan de l’immobilier ?
J’espère que Carbonleo ne fera pas qu’appeler ceux à qui le promoteur avait réservé des espaces au Royalmount pour voir s’ils répondent toujours présent. J’espère que l’entreprise va en profiter pour tout repenser et proposer réellement un complexe de demain.
LE PROMOTEUR DEMANDE DE L'AIDE GOUVERNEMENTALE
ANDRÉ DUBUCLA PRESSEEst-ce en raison de la COVID-19 ou des nombreux détaillants en difficulté ? Toujours est-il que les promoteurs du controversé projet de centre commercial et de divertissement Royalmount, axé sur le luxe, demandent maintenant aux gouvernements d’en financer des facettes.
Carbonleo souhaite recevoir des subventions, prêts ou cautionnement pour des dépenses « reliées à la passerelle piétonnière, aux aménagements aux axes routiers et des garanties requises pour le projet », lit-on dans la fiche du promoteur apparaissant au Registre des lobbyistes. Elle a été modifiée en ce sens le 6 avril dernier. Le montant demandé n’est pas précisé.
Cette disposition marque un tournant. Jusqu’à maintenant, Carbonleo mettait régulièrement de l’avant que son projet, estimé à 2 milliards, était entièrement financé par le privé.
Dans son communiqué en février dernier, le promoteur soutenait payer lui-même les 25 millions requis pour la passerelle piétonne enjambant le boulevard Décarie pour relier la station De la Savane et la place publique. Il se proposait aussi d’offrir un système de navettes électriques pour faciliter les déplacements sur le site et potentiellement jusqu’à la station Canora du Réseau express métropolitain (REM).
Chez le promoteur, on minimise le changement. Selon un cadre qui n’est pas autorisé à parler publiquement, les avocats en mettent toujours plus que pas assez dans ce genre de divulgation obligatoire.
Cette personne précise que l’ajout au Registre découle des recommandations du rapport de Florence Junca-Adenot, présidente du groupe de travail Namur-De la Savane chargé de trouver des solutions pour améliorer la fluidité dans ce secteur appelé à connaître une forte densification. Le rapport proposait notamment aux autorités de s’entendre avec Carbonleo concernant sa contribution financière aux interventions en transport.
LE COMMERCE DE DÉTAIL « EN MUTATION »
Quoi qu’il en soit, pour les experts en aménagement à qui nous avons parlé, les changements qui touchent le Royalmount mettent en relief les enjeux de rentabilité entourant le commerce de détail en 2020.
« Le commerce de détail est en mutation depuis plusieurs années en raison de la popularité du commerce électronique », dit Danielle Pilette, professeure associée au département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale de l’UQAM.
« La COVID vient donner un coup d’accélérateur aux transformations dans ce secteur. »
— Danielle Pilette, professeure associée au département de stratégie, responsabilité sociale et environnementale de l’UQAM
L’universitaire ne croit pas que Carbonleo abandonnera complètement son projet, mais elle ne sera pas surprise qu’il le reporte jusqu’à la fin de la pandémie.
Pour elle, il ne fait aucun doute que la rentabilité du secteur du commerce de détail est sous pression. De quoi faire réfléchir tout bon promoteur.
Les loyers dans les centres commerciaux connaissent une déflation depuis quelques années déjà. Résultat : le prix des parts ou des actions des titres immobiliers qui se spécialisent dans les centres commerciaux a entamé une glissade. La part de RioCan, un propriétaire qui détient une vingtaine de centres commerciaux dans la région montréalaise, a atteint un sommet en juillet 2016, à près de 30 $. Elle se vend moitié prix de nos jours.
SURCOÛT À ÉVITER
Dans un tel contexte où les marges sont minces, tout surcoût est à éviter. Or, l’imposition de mesures sanitaires sévères sur les chantiers de construction influe sur la productivité et elle s’accompagne d’une facture, avance un expert de l’industrie immobilière qui ne veut pas être identifié pour ne pas nuire à ses affaires.
Chez Carbonleo, on rétorque que le coussin financier prévu pour les contingences est en mesure d’absorber la note. Son partenaire financier L Catterton, lié à LVMH (Moët Hennessy Louis Vuitton), est toujours à ses côtés. On ne signale en outre aucun désistement chez les locataires majeurs pour le moment. L’entente avec Cineplex pour y aménager le premier Rec Room au Québec et un cinéma VIP reste en vigueur.
Néanmoins, Christian Savard, DG de l’organisme Vivre en ville, qui s’est montré critique du Royalmount peu importe sa version, n’est nullement surpris de voir le promoteur prendre un temps d’arrêt.
« Le modèle d’affaires sur lequel repose un projet comme Royalmount ne tient plus la route, soutient-il dans un entretien. Le projet est mal aligné avec les tendances actuelles du commerce en ligne et de la recherche d’authenticité par les consommateurs. Selon moi, les pieds carrés commerciaux, on en a déjà probablement trop. Royalmount n’a pas le choix de continuer d’évoluer dans le sens d’un développement plus durable qu’un simple centre commercial. »